Enfin ! Le calme.
Ce jeudi 3 juillet, la chambre syndicale de la Haute-Couture invite une créatrice très très spéciale pour clôturer la fashion week. La présentation « Wu Yong » (littéralement « inutile ») de la jeune chinoise Ma Ke opère une coupe franche dans ce que l’on croyait un univers aux codes bien établis. Les promeneurs du jardin du Palais Royal ont de quoi être surpris !
Sur le fil d’un chant tibétain, les modèles (peu d’entre eux sont des mannequins professionnels) effectuent une lente chorégraphie inspirée du tai chi. Des tuniques, des sarouels, des robes plombantes sont taillés dans de magnifiques tissus à l’aspect froissé, terreux. La matière est l’origine du costume. En guise d’introduction, on a mis en scène la genèse du vêtement. De la graine – origine de la vie – surgit la plante, puis de celle-ci, on extrait le fruit – le coton – qui sera ensuite tissé, teint, pour enfin donner le jour au vêtement. Derrière cette présentation, en public et en plein air (selon les vœux de la créatrice, elle aurait dû avoir lieu au jardin des plantes… à deux pas de la grande galerie de l’évolution), c’est tout un discours pour le moins atypique que déploie Ma Ke.
La Chine est devenue l’usine du monde. Une révolution culturelle – communiste – et une révolution industrielle – capitaliste – ont déraciné le pays de ses traditions. Le travail de Ma Ke vient prendre le contrepied de la standardisation de la production textile mondiale, dont la Chine s’est faite à la fois le porte-drapeau et la victime.
Filage, tissage, teinture, couture… Ma Ke est une artisane du vêtement. Elle agit sur la matière, la transforme et met en œuvre son savoir-faire afin de concrétiser ce qui n’était jusque là qu’un vêtement à l’état d’idée. Wu Yong, c’est l’habit réduit à sa fonction première (une fonction biologique, celle d’interface entre le corps et le monde extérieur), ancré dans la réalité, et fruit d’un énorme investissement émotionnel, d’un travail long et minutieux. Ma Ke rend à l’habit sa dimension humaine. A mille lieues du simple clin d’œil anecdotique, sur chaque étiquette de la collection, ce n’est pas le nom de la marque que vous lirez, mais l’histoire du vêtement : « je suis né à tel endroit… ».
Cette réaction à l’hégémonie consumériste – et par extension à la course à la gloire et au profit – s’inscrit dans une démarche intellectuelle plus globale : le « Qing Pin ». Par ce mot, Ma Ke résume un nouveau mode de vie. Une vie qui réduirait la possession matérielle à l’essentiel, au bénéfice de la richesse spirituelle ; une vie d’indifférence à l’égard de toute forme de pouvoir, pour mieux s’attacher aux réalités concrètes.
Ma Ke n’est pas une artiste.
La définition conventionnelle voudrait que l’art n’ait de fin qu’en lui-même – une fin ni morale, ni « biologique »… Il s’adresse aux sens (esthétique vient du Grec sensation) et non à la raison. Ma Ke le vilain petit canard pointe du doigt l’omniprésence du vêtement ornemental et les « sensibilités sur-stimulées par la mode ». Ses créations ne sont pas le résultat d’une démarche artistique – esthétique : d’une part, elles mettent en avant une fonction « biologique », d’autre part elles servent de support à un message philosophique beaucoup plus large.
Ma Ke est une artiste.
Elle va au-delà de l’esthétisme des beaux-arts et de sa définition académique. En faisant du vêtement le médium d’un discours dont la portée dépasse le monde de la mode, elle se classe parmi les bien-nommés « artistes engagés ». Selon elle, le vêtement peut « communiquer des idées et transmettre des pensées, pour vous inspirer et façonner votre comportement. » Quelle meilleure vitrine que Paris pour faire entendre un tel le message dans le monde entier ?!
« Mes vêtements sont faits pour être portés par tout le monde. » Encore une fois, Ma Ke lance un pavé dans la mare. Shows ultra-selects, prix exorbitants pour vêtements extravagants… Qui, aujourd’hui, porte de la Haute-Couture ? Comment Wu Yong peut être considéré comme de la Haute-Couture ? Pour résoudre le paradoxe, c’est comme une artiste qu’il faut regarder la couturière cantonaise.
Huile sur toile, 351 × 782 cm. S’offrir Guernica relèverait de la pure fantaisie. L’œuvre d’art n’a pas de valeur en elle-même, en tant qu’objet ; parce qu’elle le touche, elle appartient à celui qui la regarde. « Le luxe ne se voit pas dans les prix, mais dans l’esprit », écrit Ma Ke. Ainsi c’est surtout pour les idées qu’ils véhiculent que les vêtements estampillés « Wu Yong » ont de la valeur. La plupart d’entre eux se retrouveront d’ailleurs exposés dans des musées.
Ma Ke bénéficie du succès commercial de sa marque de prêt-à-porter « Exception », créée en 1996, grâce à laquelle elle a pu développer Wu Yong. Autant dire que son discours est plutôt trouble : d’un côté elle rejette une mode jugée trop commerciale – Wu Yong –, de l’autre elle en tire profit – Exception. Pour être consensuels, disons qu’elle est son propre mécène…
Pour beaucoup, la Haute-Couture, c’est le luxe, l’éclat, le tape-à-l’œil… La jeune chinoise bouleverse ces prénotions. Certes, le luxe exhale de cette collection, mais de manière subreptice, imperceptible. Face aux clinquantes idées reçues, Wu Yong se fait l’écho du « luxe misérabiliste » célébré par Mlle Chanel. Les années 40 ont marqué une césure dans la Haute-Couture. Désormais on décèle le luxe à la subtilité des coupes, des matières… Le luxe doit être invisible.
Plus d’un an après une première présentation spectaculaire au lycée Stanislas, Ma Ke fait un nouveau pied-de-nez à la fast-fashion, à la mode jetable. Ce sont le Temps et la Nature qui révèlent la valeur du vêtement. Un vêtement luxueux, c’est un vêtement qui ne se démode pas, un vêtement qui pourra être transmis de générations en générations tout en se chargeant d’histoire(s). Parmi les pièces présentées au lycée Stanislas, certaines avaient été enterrées, puis exhumés pour l’occasion. Une manière d’affranchir définitivement le vêtement des mains de son créateur, de le charger d’une mémoire que lui aurait confiée la Nature.
« Je trouve particulièrement intéressantes les ères primitives de l’Histoire humaine, quand les gens tenaient la nature dans la plus profonde vénération et faisaient des objets d’une extrême simplicité. » Une jolie manière de résumer l’esprit de cette collection intemporelle, universelle.
Ma Ke crée des vêtements.
La mode ? La petite tailleuse chinoise lui tord le cou !
Hadrien Gonzales
Presse : Sylvie Grumbach 2e Bureau