Les silhouettes d’Ann Demeulemeester parlent toujours de traversées. Franchissement des limites de l’identité sexuelles – pratiquement rien de ce que portent ses hommes au visage tendre, nez fin, lèvres charnues, ne pourrait pas être porté par ses femmes, qui déjà s’habillent un peu garçon. Franchissement des siècles – il y a toujours quelque chose du passé qui hante ses collections, celle-ci plus que d’autres, d’ailleurs.
Tout se passe comme si le Joueur de Dostoïevski ou le Lucien de Rubempré de Balzac s’était coiffé d’un haut de forme défoncé, chaussé de bottes cavalières et avait enfilé ce qui lui restait de sa garde-robe pour partir en Amérique. Il semble que cela ait été précisément l’intention d’Ann Demeulemeester que d’évoquer ce départ et ce renouveau : il y a un souffle d’Ouest dans sa collection, de Nouveau Monde qui entraîne l’Ancien dans son sillage.
Les vestes scintillent d’un souffle de paillettes comme des cristaux de neige ; les vestes en fourrure s’ornent de tresses de laine ou de chaînes de montres. La palette noire, blanche et grise, à peine animée de taupe, s’enrichit des textures de longs cardigans échevelés, ou des rosettes de velours noir d’une veste précieuse qu’on croirait dérobée dans les malles d’une marquise…
Le romantisme sombre de la bande-son de Nick Cave – dont le fils Jethro défilait – ajoutait encore une profondeur de champ à celui de la designer : mais plus que romantique, c’était… romanesque.
Denyse Beaulieu
Photos Billie Bernard
Presse Michèle Montagne